Dans une tribune au « Monde » publiée le 14 mai 2018, l’historien Patrick Weil estime que la liberté de conscience de chacun, au cœur de la loi de 1905, est, aujourd’hui encore, le meilleur moyen de lutter contre la radicalisation religieuse.
Ces dernières semaines, les affrontements sur la religion et la laïcité ont repris de plus belle. Le président de la République a demandé aux évêques de réveiller la flamme catholique, MM. Cazeneuve, Sarkozy, Valls, trois anciens ministres de l’intérieur – en charge des cultes –, ont pris la défense des juifs, un quatrième, M. Chevènement, celle des musulmans. Depuis plusieurs années déjà s’affrontent les partisans de la laïcité dite «ouverte » et ceux de la laïcité «tout court ». Tous sont cependant d’accord sur un point : l’important dans la laïcité, ce serait la séparation des Églises et de l’Etat, qui crée dans la République une distinction des espaces. Les uns disent : « Seul l’espace de l’Etat est neutre, on peut donc manifester ailleurs ses convictions spirituelles librement, tout va bien. » Les autres répliquent : « C’est exact, mais tout va mal, car cela laisse la place à la radicalisation religieuse. »
Eh bien, ces coupeurs de laïcité en deux, en trois ou en quatre ont tous tort et c’est dramatique. Nous vivons une époque où les hommes et les femmes de bonne volonté de ce pays, ne sachant plus comment conjurer les préjugés, les violences et les crimes qui se perpétuent sous le prétexte de la religion, appellent au secours et on ne leur offre que la différence, la séparation et la balkanisation. Or cette union de tous les Français, non-croyants et croyants, est urgente. Eh bien, elle est là, possible, à portée d’une lecture précise et informée de la loi de 1905, contre ses ignorants.
D’abord la loi a été pensée dès l’origine comme universelle, s’appliquant à la métropole et à l’Algérie, aux croyants de toutes confessions, chrétiens, juifs, musulmans, et bien sûr aux non-croyants. Ensuite, dans la laïcité, la séparation n’est qu’un instrument au service d’un principe fondateur, la liberté individuelle de conscience qui irrigue chacun des articles de la loi. Pour faire prévaloir partout cette liberté de conscience, l’article 31 de la loi dispose que toute personne qui exercerait des pressions sur autrui, soit pour le contraindre à pratiquer un culte, soit pour l’en empêcher, est passible d’amende, voire de prison. Ignoré par les autorités d’hier et d’aujourd’hui, cet article incarne pourtant, par sa vertu pédagogique, l’esprit libérateur et protecteur de la laïcité qui permettrait à tous les Français de se comprendre et de se rassembler.
Bien sûr, en 1905, quand l’Etat est séparé des Églises, c’est un moment de rupture, parfois un traumatisme. Mais s’il devient indépendant et neutre, c’est avec un objectif intemporel et universel, pour garantir notre liberté de conscience, pour que, ni dominé par une religion ou par l’antireligion, il ne puisse faire pression sur nous, citoyens. À ses côtés se tiennent les lieux de culte où les préceptes religieux prévalent, le domicile où chacun fait sa loi, l’espace public enfin, libre et divers et souvent objet de toutes les contestations, ainsi distingués pour assurer cette liberté.
Toutefois, afin de partout protéger cette liberté, la loi prévoit une sanction pénale contre toute personne qui, par des pressions, chantages, violences ou menaces, aura déterminé autrui « à exercer ou à s’abstenir d’exercer un culte ». Le culte, c’est la faculté pour chacun de manifester sa croyance de façon extérieure – c’est-à-dire visible d’autrui – par des actes comme le port de signes, des rites ou des cérémonies. Forcer à pratiquer un culte ou empêcher de le pratiquer, c’est porter atteinte à la liberté de conscience définie comme « la faculté pour chaque individu d’admettre ou de repousser, dans son for intérieur, telle ou telle croyance religieuse ».
Cet article, plus jamais appliqué, pourrait l’être : les pressions existent dans un sens ou dans l’autre et c’est le devoir de l’Etat de protéger les citoyens. Mais il a surtout immédiatement une vertu pédagogique. Quand il m’arrive d’aller parler à des élèves d’un collège ou d’un lycée, je peux leur dire : « Avant tout, vous avez une liberté de conscience. Vos parents vous ont transmis des valeurs, vous en avez hérité. Après, c’est à vous de faire votre chemin dans la liberté complète de votre conscience. Car la loi vous protège. Si une personne fait pression sur vous, elle peut avoir une forte amende, et même peut-être aller en prison. Comme vous-même, si vous faites pression sur quelqu’un d’autre. » Il faut que chaque enfant prenne conscience de son droit à une liberté intérieure par rapport à la vie, la mort, l’existence ou pas de Dieu et son appartenance ou non à une religion. Il peut comprendre immédiatement que cette liberté a pour contrepartie la liberté intérieure des autres.
De cette laïcité, non plus contrainte, mais proclamation d’une liberté individuelle, découlent au moins deux conséquences : d’abord, chaque jeune peut comprendre que, hors des espaces déjà régulés – l’Etat, le domicile ou le lieu de culte – dans l’espace public, sa sœur, son frère, ses copains ou ses voisins ne partageant pas toujours la même idée par rapport à la religion, il doit faire des compromis. Avant 1905, les cloches sonnaient l’appel de chaque messe.
Les oreilles des athées souffraient. Dorénavant, elles sonnent le plus souvent les dimanches et les jours de fête et de cérémonie. Sur tous les sujets où chacun a le droit d’avoir une position différente – par exemple pour les repas dans les cantines scolaires –, il faut et on peut trouver des compromis dans le respect de chacun.
Surtout, la garantie de la liberté de conscience implique que chacun se sente chez lui spontanément dans la communauté nationale. Sinon il n’y a pas de libre choix. Chaque Français se sent sans conteste citoyen de son pays, faisant pleinement partie de l’histoire de France. Après, il peut se rattacher à une religion ou pas, c’est son choix individuel. Or, certains compatriotes de culture juive, hindoue, mais surtout musulmane, sont trop souvent d’abord perçus dans un seul lien à la religion. On ne les voit pas d’abord comme des compatriotes, et donc aux yeux des autres ils n’ont pas cette liberté d’être simplement des citoyens.
C’est pourtant comme cela que les voyaient les parlementaires ayant voté la loi de 1905. Au Sénat, Paul Gérente, sénateur d’Alger, déclare : « Nous estimons, nous, Républicains algériens, qu’une loi d’un caractère si large, comportant des principes aussi graves, si elle est bonne pour la métropole, est bonne également pour nous. (…) La vérité et la justice républicaines devraient être les mêmes aussi bien d’un côté de la Méditerranée que de l’autre. » La loi s’applique donc à l’Algérie. Le gouvernement y suspend toutefois son exécution pour toutes les religions – et cette suspension est reconduite jusqu’à l’indépendance. Mais le Parlement, lui, n’avait pas fait d’exception ni pour l’islam ni pour l’Algérie. Il avait d’emblée adopté une loi à portée universelle et c’est ce message qu’il faut retenir et transmettre aujourd’hui.
À la radicalité religieuse, il faut donc sans doute moins répondre par l’apprentissage des sciences que par l’appartenance radicale de chaque citoyen à l’histoire de France et par la radicalité de la liberté de conscience. Un peu comme la non-assistance à personne en danger pénalement répréhensible est devenue, inversée, un réflexe éthique de chaque citoyen, le caractère pénal de toute atteinte à la liberté de conscience a surtout une vertu éducative et une fonction libératrice. Il permet d’enseigner la laïcité clairement et simplement, comme une liberté si importante que la République institue comme un droit naturel. Celui-ci doit devenir un soubassement commun à tous les citoyens, les croyants et les non-croyants, ensemble et à égalité, quelque chose que l’on peut partager et facilement transmettre et expliquer aux enfants de nos écoles, mais aussi à nos voisins, collègues et cousins, pour redonner sens à la République et nous unir.
Patrick Weil (Historien et politologue, directeur de recherche au CNRS)