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Aujourd'hui, il s'agit d'un article paru dans le quotidien Libération le 20 juin 2018, intitulé "Inégalité sociales, repenser les blessures" et écrit par Robert Maggiori, à propos d'un essai de Marie Garrau consacré aux politiques de la vulnérabilité, notion dont l'étude ouvre de nouveaux horizons pour transformer positivement notre démocratie mais également pour penser le rôle que chacun et chacune d'entre nous doit jouer dans cette transformation. Marie Garrau envisage ainsi la notion de vulnérabilité dans tous ses aspects, politique, philosophique, sociologique et moral afin de proposer une forme de démocratie plus humaine.
La géométrie serait fort dépourvue si, au milieu de ses graphes et ses figures régulières, venait se glisser quelque troll, genre un triangle aux côtés effilochés ou un carré au périmètre pelucheux. Un «désarroi» semblable a saisi la sociologie, la philosophie morale et politique lorsqu’au sein de leurs concepts bien ciselés est apparue, il y a peu (dans l’œuvre de Martha Nussbaum), la vulnérabilité,une notion floue, polysémique, aux contours spongieux.
Etre vulnérable, est-ce une condition psychologique, une donnée ontologique, un statut moral, un état circonstanciel ? Est-ce être faible, fragile, impuissant, incapable de se défendre ? L’homme est certes fragile, comme le sont une coquille d’œuf ou un verre de cristal : un caillot peut arrêter son cœur, une lame transpercer sa peau, un choc briser ses os, une déception amoureuse, une insulte ou une perte le détruire. Pourtant, la vulnérabilité n’est pas la fragilité : la première suppose une blessure (vulnus), c’est-à-dire la possible exposition à une force plus ou moins destructrice venue de l’extérieur, alors que la seconde désigne ce qui, en vertu de sa constitution, se «brise» facilement. La blessure, évidemment, n’est pas provoquée par un arc ou une carabine, mais par la mise au chômage, la maladie, l’isolement, la dépendance, le handicap, la précarité des conditions d’existence…
Atrophie. On voit dès lors pourquoi la notion est susceptible d’attirer la réflexion sociologique, morale et politique : il est difficile de parler en effet de liberté ou d’équité sans tenir compte du fait que les individus, s’ils sont égaux quant aux droits et aux biens qui leur sont dus, sont inégaux du point de vue de leur aptitude à résister à ce qui peut les «blesser». Aussi la sociologie s’est-elle emparée dans les années 90 de la vulnérabilité pour décrire les «effets produits sur les membres de certains groupes par des processus sociaux considérés comme typiques des transformations des sociétés libérales contemporaines, tels que la désaffiliation ou la disqualification sociale», en la définissant comme une atrophie de la capacité d’agir, induite par ce qui entame l’«intégrité physique ou morale»des sujets. La philosophie l’a prise en une acception plus large : elle en a fait non l’apanage d’un groupe social particulier, mais l’«aspect constitutif» de l’existence, en vertu duquel les êtres humains sont «nécessairement exposés à des atteintes susceptibles de compromettre leur accès à une vie autonome et dotée de sens». Est-il possible, en tenant compte des «usages» variés qui en sont faits dans les sciences humaines, de construire «une conception cohérente de la vulnérabilité» ? C’est la tâche que se donne, dans Politiques de la vulnérabilité, Marie Garrau, maîtresse de conférence en philosophie sociale et politique à l’université Paris-I.
On sait que la Théorie de la justice de John Rawls a constitué l’une des principales «matrices» de la pensée philosophico-politique contemporaine. Le théoricien américain y énonçait deux principes, mille fois commentés, indiquant qu’une société peut être dite juste si elle garantit à chacun de ses membres des «droits de base égaux» et un «ensemble de "biens premiers" leur permettant de forger et de poursuivre leur conception du bien, dans le respect des conceptions du bien des autres».
Par biens premiers, il entendait ces biens que «tout être rationnel est censé désirer», dans la mesure où ils servent le «projet de vie rationnel que l’on poursuit», quel qu’il soit. C’est de là que part l’étude de Marie Garrau, à savoir de la critique de la théorie rawlsienne, laquelle pose que les individus font en toute autonomie des choix rationnels, en oubliant que certains d’entre eux «ne parviennent pas à développer et à faire usage des capacités qui sous-tendent l’autonomie», parce que vulnérables justement. «L’autonomie est pour nous une possibilité fragile, le terme d’un processus complexe qui repose sur des conditions nombreuses et irréductibles à un ensemble de droits et de biens premiers.» Pour analyser ce processus, Garrau revient sur les thèses de Martha Nussbaum, Joan Tronto et Axel Honneth, qui, en dépit de leurs différences, recourent à la notion de vulnérabilité pour «mettre en lumière des aspects de l’existence humaine généralement passés sous silence dans la pensée libérale - en particulier ses dimensions corporelles et relationnelles», et montrent que l’action politique ne peut pas se contenter de «protéger l’exercice d’une autonomie déjà présente» mais doit «garantir à chacun les conditions de son développement et de son maintien», à la fois sociales, psychologiques, sanitaires, environnementales, affectives.
La même opération est effectuée sur le versant sociologique, où la vulnérabilité n’est pas une «propriété commune, universellement partagée et coextensive à la vie humaine», mais le «produit d’arrangements sociaux qui affectent inégalement individus et groupes sociaux» : sont alors exposées les théories de Robert Castel, Serge Paugam, Colette Guillaumin et Pierre Bourdieu.
Partage. Marie Garrau présente toutes ces conceptions de façon très pertinente et complète, en en montrant les carences mais aussi les vertus, et, surtout, en les synthétisant pour élaborer une politiquede la vulnérabilité, inspirée par le républicanisme de Philip Pettit, auquel sont opportunément intégrées les théories du care. Dès lors, la notion de vulnérabilité n’est plus «floue» : à suivre le sillon qu’elle ouvre dans la philosophie politique et les sciences sociales, on aboutit à une conception nouvelle de la démocratie elle-même, laquelle non seulement assure la liberté et redistribue les biens qui«assurent à chacun un revenu d’existence et cherchent à réduire les écarts de ressources entre les individus» mais, de plus, promeut une culture du partage où les idéologies de la domination seraient remplacées par l’«apprentissage de certaines vertus» - dont le «courage de faire entendre sa voix», de participer à la définition du bien commun et de contester les décisions publiques, la vigilance civique, «l’attention à l’autre et l’humilité morale».
Marie Garrau, Politiques de la vulnérabilité CNRS éditions, 370 pp., 25 €.
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