En tant que délégué général des Cités d'Or et à l'occasion de la sortie de mon essai La France est morte, vive la France. Pour une deuxième révolution française (Editions Marie B./Les Cités d'Or, à paraître le 25 février prochain), j'ai donné cette interview à l'Institut ISBL. Je vous laisse la découvrir.
ISBL – Nous avons décidé de démarrer cette nouvelle année avec votre essai qui sort en février. Dans votre ouvrage, qui porte un message de renouveau pour une « révolution démocratique », vous partez d’un constat minutieux du « mal être français » dont nous sommes les protagonistes aujourd’hui : une « France malade », petit miroir de l’Occident du XXIe siècle aux prises avec ses contradictions sociales (inégalités, racisme, radicalisation, consumérisme, etc.) et politiques (désengagement civique, défiance généralisée, extrémisme, affairisme, etc.). Au cours de cette analyse, qui revisite notre passé et ses cicatrices (la colonisation notamment), vous amenez le citoyen vers une prise de conscience, le seul moyen pour sortir du déni. C’est bien de cela dont il s’agit ? Vivons-nous dans une société du déni ?
KMV – Prenons un exemple : depuis que je suis en âge de saisir le monde qui m’environne – j’ai 40 ans cette année –, j’entends parler de « crise ». Or une situation de déséquilibres et de confusion qui dure depuis 40 ans, ce n’est pas une crise, c’est un véritable changement de monde. Mais vivre cette situation comme une « crise », c’est cultiver l’espoir – conscient ou inconscient – d’un futur « retour à la normale », à la situation et à la société d’avant, ce qui est une illusion. Cela empêche surtout de tourner le dos à un certain nombre d’« illusions consolantes » pour s’engager résolument dans la construction du monde et de la France « d’après ». En France, ces illusions – ces mythes – sont nombreuses et nous empêchent d’inventer autre chose : le mythe d’une école du mérite et de l’excellence pour tous, le mythe d’un système de protection sociale généreux et exemplaire, le mythe d’une France patrie et bouclier des droits de l’Homme, le mythe d’une société française homogène ethniquement, culturellement et idéologiquement – une France blanche et chrétienne pour aller vite – alors que la France a toujours été diverse et qu’elle a fait le choix, à un moment de son histoire, d’arrimer des peuples (qui n’avaient rien demandé à personne !) de tous les continents à son destin à travers la colonisation. Je pourrais multiplier la liste de ces mythes fondateurs d’une certaine France qui aujourd’hui ne résistent plus à une analyse sérieuse et de bonne foi de notre réalité. Est-ce à dire que la France est « finie », que la France est morte, pour reprendre la première partie du titre de mon ouvrage ? Oui et non. Une certaine France s’écroule sous nos yeux, la France de la révolution industrielle, la France coloniale, la France d’après-guerre, celle du Général de Gaulle. Cette France-là est morte. Mais la France en tant que projet de liberté, d’égalité et de fraternité, la France en tant qu’idéal politique et civique à vocation universelle, cette France-là ne peut pas mourir parce qu’elle reste chevillée au cœur de beaucoup d’entre nous. Il nous reste à l’incarner. Et nous le pouvons si nous le voulons, car la France reste un grand pays, riche d’une histoire et d’un patrimoine immenses, un pays inventif comme le prouvent au quotidien les acteurs de l’ESS, généreux comme le prouve l’ampleur de l’engagement bénévole des Français, et qui ne laisse pas grand-monde indifférent à l’échelle de la planète.
Bref, chez certains – une partie de nos élites notamment – on peut parler de déni, dans sa variante candide ou machiavélique. Et ce déni nous empêche de nous réconcilier entre nous, avec nous-mêmes, avec le monde et avec notre histoire « mondiale », comme le rappelle le magnifique ouvrage coordonné par l’historien Patrick Boucheron.
Et comme vous le rappeliez aussi, c’est bien l’ensemble du monde occidental qui est en mutation aujourd’hui, comme en témoignent l’élection d’un Trump aux États-Unis, le Brexit, l’exaspération des peuples européens face à leurs élites, ainsi que l’émergence à travers le monde de puissances qui contestent au monde occidental son leadership politique, économique et moral.
ISBL – En poursuivant la lecture, le citoyen retrouve enfin la « lucidité qui blesse ». Le constat est accablant, un choix se profile : « la métamorphose ou le suicide ». Vous optez pour la métamorphose. Vous écrivez : « Le fracas de ce qui meurt assourdit le bruissement de ce qui nait ». Il s’agit donc plutôt du passage d’une ère à une autre. Cette « schizophrénie » serait-elle alimentée par la peur du changement ?
KMV – Le grand René Char écrivait que « la lucidité est la blessure la plus proche du soleil », manière poétique de signifier que ce qui parfois console ou protège – refuser de voir le réel tel qu’il est, adopter la « politique de l’autruche » – n’est pas ce qui sauve ou ce qui fait avancer ; manière aussi de signifier qu’il n’y a pas de liberté sans libération, donc sans combat, sans arrachement à ses certitudes, à ses préjugés, à ses « vérités »… mais avec au bout du chemin la perspective de la lumière qui éblouit d’abord et blesse le regard qui n’y est pas habitué, mais qui seule ensuite peut éclairer le chemin.
Vous parlez de constat « accablant », je préfère parler de tentative de constat « lucide » : où résident nos contradictions et comment les dépasser ? Où résident les leviers de transformation et comment les activer, comment ranimer le « génie français » ? J’aime profondément mon pays, la France, sinon je n’aurais pas écrit ce livre, et je ne dirigerais pas non plus Les Cités d’Or, mouvement pédagogique et civique dont l’ambition est d’ouvrir et d’animer partout en France des espaces de « réconciliation », entre nous, avec nous-mêmes et avec le monde qui nous entoure. Dans le livre, la critique est parfois sévère, mais elle est toujours assortie de propositions concrètes, car je ne suis pas un « décliniste » et je crois au contraire, profondément, à notre potentiel de « renaissance ».
Avons-nous le choix entre « la métamorphose et le suicide » ? Je crois plutôt que nous avons le choix entre la métamorphose – le papillon est là, en puissance, mais nous sommes focalisés sur la chrysalide informe qui ne suscite pas notre engagement ! – et la marginalisation – laisser mourir dans notre cœur cette belle idée de « France », cesser de croire en nous-mêmes, à titre collectif, pour devenir la province touristique d’un Occident cadenassé sur lui-même, rabougri, assiégé de « migrants » dont le seul tort est de chercher au risque de la mort une vie meilleure et simplement humaine, oublieux de sa responsabilité historique.
Enfin je pense que la « schizophrénie » et la peur de l’avenir sont deux éléments qui se cumulent plus qu’ils ne s’alimentent. Je m’explique. Nous vivons dans un système qui alimente la schizophrénie et attise les contradictions dans le cœur de chacun d’entre nous : chacun est en effet à la fois producteur, consommateur, citoyen et habitant de l’écosphère. Or ce à quoi nous aspirons en tant que consommateurs, nous le récusons en tant que producteurs, citoyens ou habitant de la planète et ainsi de suite. Bref le système est tel qu’à chacun de nos actes, nous sommes simultanément gagnants et perdants, bourreaux et victimes. Un tel système crée du mal-être, du dégoût de soi, des autres et du monde à échelle industrielle. D’où la nécessité de redéfinir radicalement les « règles du jeu », de changer de paradigme. Quant à la peur de l’avenir, elle s’explique à mon sens par le vide abyssal de projet politique (au sens large du terme) à la fois désirable, cohérent et crédible. Difficile en effet quand l’horizon semble désespérément bouché de se mettre en mouvement. Difficile d’avancer quand on marche à l’aveuglette, constamment saisi par la peur de trébucher sans même savoir où l’on veut se rendre !
A la schizophrénie et à la peur de l’avenir, j’ajouterais le système d’injustices auquel, peu ou prou, nous participons tous et qui mine le tissu social. J’ai parlé de l’école, mais je pourrais aussi parler du fonctionnement de la justice, clémente envers les puissants et impitoyable envers les « petits », des inégalités territoriales abyssales entre les grands centres urbains, les périphéries (nos « banlieues ») et le monde rural – sans même parler des Outre-Mer – qui souffre intensément et nourrit un sentiment d’abandon dangereux pour l’avenir… Bref, beaucoup de Français ont un sentiment de « deux poids et deux mesures » qui alimente la défiance de tous contre tous et le désengagement civique. Ce sentiment est à mon sens approfondi par le fossé béant qui existe aujourd’hui entre la grandeur des principes affichés – la République, la laïcité, l’égalité entre les citoyens, l’intérêt général, le développement durable, etc. – et la bassesse des pratiques qui viennent constamment contredire les discours officiels.
ISBL – Sans priver le citoyen du plaisir de découvrir dans le détail les remèdes proposés aux fractures existantes dans notre société, votre essai nous amène, par le biais de la bienveillance, sur un long chemin que vous appelez la « Réconciliation ». Ce chemin serait-il celui de notre guérison ?
KMV – Je suis en effet convaincu de l’impératif d’un projet français de réconciliation : avec nous-mêmes pour dépasser la schizophrénie qui nous mine, entre nous en nous attaquant aux injustices dont nous avons pris l’habitude de nos accommoder, et avec le monde à travers un projet qui dissipera le brouillard qui nous bouche aujourd’hui l’horizon. Et ma conviction est que des institutions et des politiques publiques nouvelles peuvent y contribuer.
Mais la réconciliation n’est pas une entreprise de « bisounours », bien au contraire ! Pensez-vous qu’un bisounours aurait pu mettre fin à des décennies d’apartheid comme l’a fait Nelson Mandela sans effusion de sang ni épuration ethnique ? Pensez-vous qu’un bisounours aurait pu rendre sa fierté à tout un peuple mis sous le boisseau pendant des siècles et tenir tête à la plus grande puissance de l’époque comme l’a fait Gandhi en Inde ? La réconciliation est un chemin difficile car elle ne lutte pas contre des personnes ou des forces socio-historiques identifiables, elle s’attaque à un système, à une mentalité, à des habitudes, à des préjugés, à des évidences que l’on ne questionne plus. L’ennemi n’est pas extérieur à nous, il est en chacun d’entre nous. Il ne peut pas y avoir réconciliation sans inventivité, car l’enjeu est bien d’inventer un nouvel état social auquel tout le monde a à gagner : les sacrifices auxquels les uns et les autres auront à consentir, les privilèges auxquels les uns et les autres auront à renoncer doivent trouver leur contrepartie dans un nouvel état de fait dont tout le monde sortira gagnant, d’une manière ou d’une autre. Depuis des années, les « réformes » proposées apparaissent comme des sacrifices sans contrepartie : on comprend bien que personne ne peut y adhérer de gaieté de cœur. On en revient à la question du projet, du cap, de l’horizon : réformer, oui, mais pour bâtir quoi ? La réconciliation est difficile aussi parce qu’elle implique de tout « mettre sur la table », avec bonne foi, en cessant de considérer l’autre, celui qui ne me ressemble pas ou qui ne pense pas comme moi, comme un concurrent ou un ennemi, mais comme le partenaire d’une entreprise commune. Et cela à mon sens passe par une vaste entreprise de reconnaissance réciproque dans ce pays. Nous Français sommes tous différents. Nous portons tous une histoire, des convictions, des valeurs, une culture différentes. Pourtant, nous contribuons tous de façon singulière et essentielle à l’aventure « France ». Il est temps de reconnaître cette contribution de chacun, de reconnaître aussi les souffrances et les blessures propres à l’histoire de chacun pour rouvrir un avenir commun. À ce propos, on voit se reconstituer en France une famille idéologique puissante que j’appellerais la famille « assimilationniste-racialiste ». Elle va d’Eric Zemmour à Marion Maréchal-Le Pen, en passant par Robert Ménard et l’essayiste Renaud Camus, et réunit des gens qui entendent réduire l’identité française à une appartenance ethnique, à une religion et à une tradition culturelle – la leur ! Exprimer de telles idées est leur droit le plus strict, mais qu’avons-nous à opposer à cela ? Je considère que l’identité française est d’abord et avant tout le choix de contribuer à faire vivre un projet civique français, c’est un « plébiscite de tous les jours » comme le disait Renan, et qui n’a que faire de la couleur de peau, de la religion ou des traditions culturelles. Lorrains, Guadeloupéens, Picards, Bretons, Corses, nous mangeons, différemment, dansons différemment, croyons différemment mais sommes tous dépositaires d’une certaine idée de la France, et participons tous de son rayonnement et de sa grandeur. Il est temps de constituer un « arc de la réconciliation » dans ce pays, car si la réconciliation ne fera pas tout – les défis qui nous attendent sont colossaux –, rien ne se fera sans réconciliation.
ISBL – Nous connaissons aujourd’hui en France peut être les signes d’un changement. Quelques exemples : une nouvelle Économie Sociale et Solidaire qui séduit le citoyen en quête de sens ; un Service Civique Universel qui porte des valeurs d’engagement et de mixité sociale ; une nouvelle République numérique ouverte et inclusive ; la Responsabilité Sociétale des Entreprise comme contribution des entreprises aux enjeux du développement durable ; des Collectivités Territoriales appelées à susciter le mécénat… Pensez-vous que le virage vers le chemin de la « Réconciliation » est amorcé ?
KMV – Sans doute, quoique de façon encore trop timide à mon sens. Même s’il se développe, le secteur de l’ESS reste marginal. Quant au Service Civique, il touche trop peu de jeunes, notamment ceux de nos banlieues et de nos campagnes qui en ignorent jusqu’à l’existence. L’économie numérique est un extraordinaire accélérateur pour certains et une barrière supplémentaire pour beaucoup d’autres. La responsabilité sociétale des entreprises est une prise de conscience récente mais beaucoup l’utilisent comme un argument marketing plus que comme un levier de transformation de leur environnement. Quant aux collectivités territoriales, il ne faudrait pas que leur essor ne serve qu’à reconstituer des féodalités locales généreuses pour leur seule « clientèle » électorale.
Pourtant il suffirait de peu de choses car objectivement les initiatives existent, dans tous les domaines, ainsi que les leviers financiers et juridiques (le statut de SCIC par exemple, qui pourrait nous permettre de revisiter profondément le fonctionnement de nos entreprises, y compris de nos médias). Et subjectivement, nous sommes très largement malheureux de l’état actuel des choses, et aspirons à des changements profonds, voire radicaux, comme en témoignent les résultats des élections non seulement en France mais aussi ailleurs.
Il reste néanmoins essentiel que toutes ces initiatives aujourd’hui éclatées puissent converger pour faire apparaître la possibilité d’un système alternatif cohérent et faciliter ainsi le deuil du vieux système qui s’écroule sous nos yeux pour embrasser le monde qui vient avec enthousiasme et confiance.
Mais c’est l’affaire de chacun d’entre nous, armé de la conviction que « ce n’est pas parce que les choses sont impossibles que nous ne les entreprenons pas ; c’est parce que nous n’osons pas les entreprendre qu’elles paraissent impossibles »…
Retrouver l'interview sur le site d'ISBL
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