A l’occasion des Rencontres de Pétrarque, du 9 au 13 juillet à Montpellier, la militante féministe revient sur l’impact du mouvement #metoo sur le monde arabe et la place de la femme dans ces sociétés traditionnelles. Par Jean Birnbaum
Avocate et ancienne directrice des droits des femmes à l’Unesco, née en Algérie, Wassyla Tamzali prononcera, lundi 9 juillet, à Montpellier, la leçon inaugurale des Rencontres de Pétrarque, organisées par France Culture et Le Monde, dans le cadre du Festival de Radio France, sur le thème « #hommes-femmes : des lendemains qui changent ? ».
Cela fait plusieurs décennies que vous travaillez sur les droits des femmes. Avec cette mémoire et cette pratique qui sont les vôtres, quel regard avez-vous porté sur le surgissement du mouvement #metoo ?
Ce qui a été très frappant, c’est le raz-de-marée des révélations. C’est la question même du surgissement qui mérite d’être posée. Car les obsessions et les violences des maîtres prédateurs étaient plus ou moins connues. Inutile de rappeler ici le travail d’analyse effectué par les féministes sur le harcèlement sexuel, la place centrale qu’occupe ce problème, depuis des années, dans le débat militant et intellectuel, sans beaucoup de résultat. Alors, pourquoi maintenant, et pourquoi à partir de l’affaire Weinstein ? Cela tient sans doute à la qualité de ces actrices mondialement connues qui renvoyaient une image de femmes libres et maîtrisant leur destin.
Le choc des révélations a été à la mesure de cette image brisée. S’en est suivie une avalanche de « sorties du placard », comme on dit à propos du coming out, car c’est bien de cela qu’il s’agit : le dévoilement public d’une « orientation sexuelle » dont on avait honte. Ces femmes qui incarnaient « un destin pris en main par une liberté », comme dit Simone de Beauvoir, n’étaient finalement que des femelles au sens le plus archaïque, soumises à la souveraineté sexuelle masculine ! Nous ne sommes peut-être pas au début de la « révolution copernicienne » appelée de tous ses vœux par l’anthropologue Françoise Héritier, mais rien ne sera plus comme avant.
Pourquoi maintenant ? Vous vous êtes posé la même question à propos de la révolution tunisienne, et vous avez fait le rapprochement avec le mouvement #metoo...
Oui. Là aussi le travail de résistance intellectuelle et politique était ancien et intense. Et pourtant, la révolution tunisienne, comme le mouvement #metoo, ont pris de court les militantes et les militants plus avertis. C’est une leçon d’humilité et d’espoir.
Sur ces terrains, dans les pays du Maghreb, nous nous heurtions à une sorte de fatalisme. Les obstacles semblaient tellement puissants qu’on s’était résigné, comme si l’absence de démocratie et l’oppression des femmes devaient être étroitement associés à une spécificité indépassable, à notre condition « arabo-islamique », pour reprendre une expression que je ne fais pas mienne. Une dure réalité sur laquelle sont venues se fracasser des générations de femmes et d’hommes progressistes. Si bien que nos pensées les plus rationnelles n’étaient plus que « le cri de nos défaites », pour parler cette fois comme l’écrivaine Virginie Despentes. Il faut croire que tout arrive. Au risque de paraître ridicule, je dirais que je crois encore au sens de l’histoire !
Dans votre essai intitulé « Une femme en colère » (Gallimard, 2009), vous teniez à souligner le sort spécifique des femmes dans le Maghreb, et vous appeliez les féministes européennes à ne pas fermer les yeux sur ce destin particulier. Comment inscrire le mouvement #metoo dans ce jeu de miroirs entre les deux rives de la Méditerranée ?
J’ai surtout essayé de convaincre mes amies féministes espagnoles, italiennes ou françaises que nous, femmes des sociétés dites arabo-islamiques, vivons la même histoire, que nous sommes sur la même trajectoire qu’elles. Rappelons la spécificité méditerranéenne et lisons l’ethnologue Germaine Tillion !
J’ai l’habitude de dire que l’avantage de me trouver entre deux pays est que dans l’un je suis souvent devant une caricature de ce qui se passe dans l’autre, comme une image ancienne qui reviendrait du passé.
Dans la parole généreuse des féministes européennes, qui voudraient faire barrage au racisme, j’ai décelé un problème. J’ai alors plaidé sans relâche, et souvent sans succès, tant les tendances culturalistes sont fortes, pour qu’elles pensent la question du voile, donc la situation des femmes dans les pays musulmans, comme elles pensent leur propre situation, en usant de leur longue expérience. Comment lutter ensemble ? Méfions-nous de la fascination pour la spécificité et gardons le cap de l’universel, quitte à le revisiter.
Du féminisme, justement, j’avais retenu la leçon suivante : notre dialogue et notre solidarité ne pouvaient se situer que dans une perspective universaliste. Universel ? Ce mot fâche aujourd’hui. Il est jeté aux oubliettes par certains qui voudraient réinventer l’histoire en l’opposant au décolonialisme. Je suis surprise par le côté « réchauffé » de leur position.
A ceux-là, je ne cesse de rappeler qu’en 1962, quand l’Algérie est devenue indépendante, nos façons de voir les choses étaient habitées par le décolonialisme. Idéologiquement nous construisions sans le savoir la doctrine décoloniale qui est si à la mode aujourd’hui. Mais il faut sortir de cet enfermement identitaire, et avancer. Ecouter Frantz Fanon, qui disait : « Je ne suis pas esclave de l’esclavagisme qui déshumanisa mes pères. »
En ce sens, pour ce qui concerne le jeu de miroirs entre le mouvement #metoo et la situation algérienne, je retiendrais la question du consentement. Par un chemin de traverse, la pensée vagabonde, le procès Weinstein me ramène précisément au voile. Weinstein plaide non coupable et ses avocats disent, au sujet d’une plaignante, qu’elle a consenti aux actes dont elle accuse le producteur américain. C’est aussi ce qu’on entend s’agissant des femmes voilées.
Geneviève Fraisse [philosophe spécialiste de l’égalité des sexes] a mis en perspective cette notion de consentement avec celle de choix. Quand une femme dit que c’est son choix de porter le voile, en réalité cela veut dire qu’elle consent à un certain nombre de normes contraignantes, et dès lors il ne peut s’agir de liberté. Mais certains récusent complètement un tel argument. Dans une logique patriarcale, et/ou islamiste, et/ou décoloniale, et/ou post-coloniale, consentir, c’est d’une certaine manière accepter et plus encore participer librement à un modèle.
Dans le cas du scandale Weinstein il semble que cela soit entendu différemment, et le mot consentement est passé au crible de la logique féministe. La parole de ces femmes est entendue grâce à tout le travail effectué par les féministes sur l’assujettissement, sur l’oppression patriarcale. J’espère que dans mon pays aussi, le jour arrivera où la logique féministe l’emportera sur la logique patriarcale.
Vous êtes née en Algérie. Comment le mouvement #metoo a-t-il été accueilli dans ce pays, et y trouve-t-il des résonances politiques et humaines aujourd’hui ?
En général, l’écho a été faible dans les pays arabes. Certes, sur les réseaux sociaux, on a pu noter de nombreux messages en provenance des pays arabes, de l’Egypte principalement, où un tweet a affirmé que le harcèlement de rue était la onzième plaie... En Tunisie aussi, un mouvement a été lancé, également sur Twitter. Mais l’actualité dans ce pays est plutôt centrée sur le rapport entre libertés politiques et orientation sexuelle, notamment sur l’homosexualité : un rapport sur le sujet a été remis au président de la République par Bochra Belhaj Hmida.
Cette députée féministe a déjà reçu des menaces de mort de la part des islamistes. Bref, la situation n’est pas encourageante. Il me semble que le phénomène #metoo concerne surtout l’Amérique du Nord et l’Europe.
J’en viens à mon pays, l’Algérie. Là, il n’y a pas eu de réactions notables. Sur le terrain de la lutte citoyenne, la priorité est donnée à des sujets qui concernent davantage les droits de l’homme et les libertés publiques que la lutte des femmes. Pourtant, le combat spécifique pour la liberté des femmes, la reconnaissance de leur droit physique à exister dans la cité, d’y promener leur corps sans avoir à le cacher, à le travestir, est porté par de nombreuses femmes, jeunes le plus souvent. Les comédiennes, les danseuses sont de vrais petits soldats. Il faut ajouter les écrivaines, les artistes plasticiennes. Le curseur des luttes s’est déplacé.
J’ai moi aussi changé de terrain. C’est au sein de la société civile et dans le domaine de l’art contemporain que je trouve aujourd’hui les moyens d’exprimer ces désirs de liberté. C’est là que je croise les esprits les plus ouverts, les plus demandeurs de changement. Beaucoup ont déjà changé, d’ailleurs, rejetant les discours politiques creux et inefficaces. Celles-là et ceux-là sont en train d’inventer un nouveau langage. Je note, et c’est nouveau, un fort mouvement qu’on peut appeler « existentialiste ».
En Algérie, l’individu est en train de reprendre ses droits sur son existence, en s’émancipant de la communauté, de la famille, et en tournant le dos au pouvoir. Cette voie est pour l’heure le seul moyen de rendre « émotionnellement concevable », pour citer encore Françoise Héritier, la liberté sexuelle des femmes. Car c’est d’abord de cela qu’il s’agit : libérer les femmes de toutes les formes d’assujettissement sexuel.
Pour finir d’essayer de répondre à votre question, je dirais : n’oubliez pas que nous habitons, en Algérie, au Maroc, en Tunisie, au cœur d’une région en guerre. J’ai passé beaucoup de temps à lutter contre l’enfermement des femmes, et en particulier contre le voile, qui est un symbole de cet enfermement, de quelque manière qu’on le prenne. Aujourd’hui, je me demande si je ne me suis pas leurrée.
Pendant que nous débattions et luttions contre ce morceau de chiffon, pour reprendre les mots de Bourguiba [ancien président de la République tunisien], quatre pays arabes étaient détruits, l’Irak, la Syrie, la Libye et le Yémen, dont deux au moins sont la matrice de la civilisation, et pas seulement de la civilisation arabe.
L’intellectuel libanais Gilbert Achcar déplore que le monde arabo-musulman se trouve pris dans un inexorable « choc des barbaries », celle des dictatures militaires, d’un côté, celle des forces islamistes, de l’autre. Dans un tel contexte, quel avenir pour le féminisme dans ces espaces ?
Nous savons maintenant qu’il n’y a pas d’avenir pour les femmes en dehors de la démocratie, comme il n’y a pas de démocratie sans la reconnaissance et la participation des femmes en tant que sujets libres et égaux. Cela peut ressembler à un slogan, mais c’est la réalité de la situation. La situation des femmes dans les pays arabes reste, contre toute raison, ce que nous savons qu’elle est, et cet état « inouï » perdure. Pourquoi ? L’assujettissement des femmes est une pièce importante des systèmes politiques de ces pays. Il s’agit d’une répartition des pouvoirs au sein de la communauté des hommes. Ceux qui exercent la puissance publique accaparent les richesses et se réservent tous les droits sur la cité. Même le pauvre homme lambda détient un succédané de pouvoir sur les femmes, il s’en contente, avec toutes les pathologies que l’on observe. L’homme arabe est un homme humilié, son seul territoire de satisfaction est les femmes. On peut dire alors de ces deux barbaries dont parle Gilbert Achcar qu’elles se soutiennent l’une l’autre dans un échafaudage qui menace de s’écrouler. La doctrine des islamistes à l’égard des femmes sert à merveille la pérennité des régimes en place.
Source : Le Monde, 3 juillet 2018