De la fraternité

Une interview donnée récemment au journal Tout Va Bien (TVB). Son titre : « La fraternité, c’est aller vers l’autre pour se rendre compte que l’on se rapproche de soi »

Dans ses différentes dimensions (avec soi, avec les autres, avec le monde), la réconciliation est un préalable au vivre-ensemble. Elle se base sur la reconnaissance, la vérité et la justice. La solution proposée : penser la citoyenneté comme un exercice spirituel du quotidien, et la fraternité comme un horizon commun.

TVB : Quel est l’objectif poursuivi par les Cités d’or ?

KMV : Une certaine quête de sens et d’utilité m’a poussé à cofonder Les cités d’Or, dont le slogan est d’ailleurs « Les liens du sens ». Son objectif principal est d’animer une communauté au service de la Réconciliation, une communauté à la fois pédagogique et civique. Nous avons développé une pédagogie qui nous est propre et qui tourne autour de quelques compétences humaines et civiques fondamentales – fondamentales pour être pleinement acteur de sa vie et acteur de la société. Aujourd’hui 5 piliers fondamentaux irriguent tous nos programmes : s’exprimer pour convaincre, s’informer à travers des sources fiables, se connaître et s’accepter, créer et entretenir du lien, comprendre le fonctionnement du monde dans lequel on vit.

TVB : Comment transmettez-vous ces compétences utiles à la transformation individuelle et collective si nécessaire aujourd’hui ?

KMV : Nous avons développé des programmes, notamment l’Ecole Buissonnière qui réunit des promotions de 14 jeunes adultes de 16 à 25 ans en service civique pendant 6 mois afin qu’ils mettent en œuvre 3 projets collectifs pour explorer les 5 piliers fondamentaux évoqués. L’idée est d’ouvrir des espaces pour partager des savoirs et des outils pour grandir en tant que personne (autonomie et acceptation/dépassement de soi) et en tant que citoyen (envie et pouvoir d’agir). Nous développons aussi d’autres programmes, des rencontres, des débats, des ateliers, etc. L’enjeu général est de regrouper des personnes qui se donnent comme horizon la réconciliation – réconciliation avec soi-même (sortir des contradictions qui nous déchirent au quotidien), entre nous (dépasser les fractures visibles et invisibles qui nous séparent) et avec le monde (en tant que planète et en tant que concert de nations, dans un monde qui reste meurtri par la blessure coloniale).

TVB : Vous pensez la réconciliation comme un outil fédérateur pour la société ?

KMV : La réconciliation nous semble un préalable à toute transformation positive de la société française. Aujourd’hui, nombre d’individus et de groupes sociaux se sentent fragilisés, lésés, méprisés, insuffisamment ou pas du tout reconnus. Il est essentiel de prendre un nouveau départ pour sortir d’une situation de défiance mutuelle, de désespérance et de blocages chroniques. La réconciliation est évidemment illusoire sans vérité et sans justice – telle est d’ailleurs la grande leçon d’un Mandela ou d’un Gandhi. La société française est pétrie de contradictions (réelles ou fantasmées) et d’inégalités et d’incohérences. Malheureusement, les politiques bien souvent attisent ces contradictions pour mieux se mettre en scène comme « sauveurs ». Or pour répondre aujourd’hui aux défis vitaux de l’humanité, la réconciliation n’est pas suffisante, mais sans elle rien ne se fera. Nous croyons donc dans les outils de la réconciliation, qui sont un certain rapport à la vérité, un effort permanent pour promouvoir la reconnaissance réciproque, une certaine conception de la justice, ainsi que la nécessité de partager équitablement les efforts, voire les sacrifices, qui seront nécessaires.

TVB : Comment sensibiliser à cette réconciliation nécessaire ?

KMV : Le levier d’action passera peut-être par le mal-être que ressentent de nombreuses personnes et qui peut être un terreau de transformation. Aux Cités d’Or, nous pensons que tout passera par le sens : le sens comme capacité à se donner une direction, comme capacité à donner une signification à cette direction, enfin comme capacité à incarner tout cela dans son quotidien. Aujourd’hui, nous vivons un déficit de sens, individuel et collectif, et la grande politique – avec un grand P – est celle qui précisément ouvre des perspectives fortes en termes de sens. L’imminence de la catastrophe a toujours des vertus pédagogiques et nous avons malheureusement souvent besoin de cette imminence pour se réveiller. Il nous reste à espérer un sursaut collectif avant qu’il ne soit trop tard.

TVB : Cela fait écho au titre de votre dernier livre : La France est morte, Vive la France. La catastrophe est-elle déjà passée ou à venir ?

KMV : La France appartient au monde, elle aurait tort de penser qu’elle pourrait, d’une manière ou d’une autre, se « désolidariser » du malheur du monde, passer « à travers les gouttes » ! Mais si j’ai choisi ce titre, c’est parce que j’ai une très haute idée de la France et d’un certain « rêve français » qui s’est cristallisé après la Révolution autour de cette belle devise de Liberté, Egalité, Fraternité. Je pense qu’une certaine arrogance française a fait long feu, et avec elle un certain nombre de mythes (le meilleur système éducatif, la meilleure protection sociale, une France blanche et chrétienne, la France « patrie-des-droits-de-l’homme »…). Cela dit le rêve français n’est pas mort. Une certaine France hexagonale est morte ou est en train de mourir oui, celle qui se considérerait comme homogène et parfaite, mais l’idéal reste valable et vaut la peine qu’on se batte pour qu’il se concrétise.

TVB : Dans le triptyque républicain, nous aurions donc, selon vous, négligé la fraternité ?

KMV : Je pense qu’on a toujours considéré la fraternité comme quelque chose de « sympathique » mais de somme toute assez périphérique, alors que pour moi, c’est une clé de voûte. La fraternité est la clé de voûte de la République. C’est une posture et une disposition très particulière à faire pour son prochain ce que l’on aimerait que son prochain fasse pour soi, sans attendre un premier pas de sa part. La fraternité, c’est un usage positif de sa liberté, qui va bien au-delà de l’abstention qui serait censée garantir le vivre-ensemble et que résume la formule « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’autrui te fasse ». Quelque part, la fraternité est l’aboutissement de la promesse de liberté et d’égalité, elle est l’engagement pour chacun de garantir l’égale liberté de tous.

TVB : Comment pourrions-nous développer la fraternité ?

KMV : Si nous voulons prendre la notion de fraternité au sérieux, il faut quelque part considérer la citoyenneté comme une spiritualité laïque : être citoyen nécessite une conversion au bien commun, au souci de l’autre, à la justice. La citoyenneté nécessite une conversion car cela n’a rien de naturel. On ne naît pas citoyen, on le devient. Devenir citoyen demande une discipline, une attention, une conscience de tous les instants et je fais ici le lien avec les 5 piliers humains et civiques que nous essayons d’explorer et d’approfondir dans le cadre des Cité d’Or. Si on prenait au sérieux l’exigence de convaincre sans manipuler, de vérifier la fiabilité et la pertinence de ses sources d’information, d’entretenir et d’enrichir son environnement humain, de se connaître et de s’accepter pour se dépasser, de comprendre le fonctionnement du monde et d’entrer dans sa complexité, je pense que nous grandirions tous, en tant qu’êtres humains et en tant que citoyens. La fraternité est un horizon, et comme tout horizon elle est peut-être inatteignable, mais ce n’est pas pour autant qu’il ne faut pas faire d’efforts pour y tendre. C’est comme l’objectivité pour les scientifiques : il est sans doute impossible de l’atteindre complètement et pourtant il est impossible de renoncer cet horizon-là sans renoncer à l’idéal scientifique. La fraternité est une tension et un défi permanent, c’est aller vers l'autre pour se rendre compte que l’on se rapproche de soi.

TVB : Quels sont les outils, selon vous, pour favoriser le vivre-ensemble ?

KMV : La meilleure façon de promouvoir le vivre-ensemble est sans doute de promouvoir le faire-ensemble. Vivre les uns avec les autres, ce n’est pas seulement vivre les uns à côté des autres, c’est constamment faire effort pour mieux se connaître et ainsi mieux se reconnaître, car sans reconnaissance réciproque, il ne peut y avoir ni confiance, ni respect, ni sentiment de participation à une aventure commune. Le premier chantier serait donc, à mon avis, d’inventer ou de réinventer des espaces de frottement, de connaissance et donc de reconnaissance réciproque. On ne peut pas se reconnaître si on se connaît pas, ni se réconcilier si on ne se reconnaît pas. Du fait de mon parcours et de mon histoire personnelle, j’ai remarqué que l’on demande souvent aux personnes en situation de marginalisation de faire un pas vers les autres. Quand on parle de ghettos, on parle souvent de ghettos de pauvres alors qu’il existe des ghettos de riches. L’injonction de déghettoïsation est souvent adressée aux marges alors qu’elle devrait s’adresser à tous. L’entre-soi nous appauvrit et la mixité est une réelle réponse pour favoriser le vivre-ensemble, se sentir mieux et prendre conscience de la diversité qui nous caractérise et finalement nous rassemble autour de questions et d’enjeux communs.

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